Été indien

 

Pour Leceau, Toronto appartenait désormais au passé. Sitôt la retraite sonnée, il était rentré au pays après de longues années. Nul besoin des conseils d'un cabinet spécialisé en mobilité internationale, il connaissait le chemin. Ses démarches s'étaient limitées à quelques formalités auprès de l'ambassade pour toucher sa retraite. Il rentrait dans ses pénates. Il verrait Jo au club de pétanque, Évelyne aux soirées de cartes, Maguy au Bistro d'en face ; il sentirait enfin le temps couler, en allant au marché avec sa femme ou assis sur les bancs de la place de l'Église avec les potes. Et c'était tout pile : il les avait revus, ils étaient là.

 

Les migrations ne ressemblaient plus guère à celles d'antan où, lorsque l'on quittait son pays et les siens, c'était pour toujours. La rupture était complète. Les contacts se limitaient à de rares lettres, rédigées le plus souvent au hasard des passages d'un scribe. Puis, petit miracle de la technologie dans un monde en marche, la photo était apparue. La famille, les amis étaient tous là, alignés sur papier, sérieux comme des papes, à surveiller l'appareil d'où devait sortir un petit oiseau. Une blague apparemment tombée à plat sur plusieurs générations vu les expressions figées des photos anciennes ; « souriez » et cheese ne devaient arriver que bien plus tard. Ensuite, le téléphone était apparu. Entendre au bout du fil une voix du bout du monde, familière pourtant, était une révolution qui avait fait fondre en larmes toute une génération de migrants. Il fallait parfois attendre à l'appareil que le patron du café traverse la place en courant, pour crier hors d'haleine à Tonio que son fiston l'appelait de Toronto ou de New York. C'est vrai, leurs voix avaient changé avec le passage des ans, mais c'était bien eux, ils étaient là, vivants.

 

Ayant grandi dans la France de l'après-guerre, Leceau n'avait pas connu cela. Une fois expatrié, les liens ne s'étaient pas rompus, ni les contacts raréfiés et ses visites avaient été régulières. Plus tard, l'apparition du courrier électronique, qui vous transmet des images à la minute, avait parachevé l'œuvre : des deux côtés de l'Atlantique on pouvait se saluer quotidiennement ; en somme, on ne se quittait plus.


En revanche, encore frais dans sa mémoire était l'arrivée de la chaîne de télévision française à Toronto. Un événement chez les Franco-Européens. Enfin, le jour J arrivé, on avait constaté, avec un sentiment indéfinissable, que Johnny et Françoise Hardy avaient pris de l'âge. De toute évidence, une importante tranche de temps avait été avalée par un trou noir vorace sans qu'aucun scientifique n'ait daigné le signaler. D'emblée, telle avait été la conclusion de ses compatriotes, une conclusion empreinte de vague à l'âme, d'un peu de tristesse pour un temps qui s'était écoulé sans eux. Pour l'absence. A un moment donné, ils étaient partis au loin, sur les grands chemins, et le passage du temps s'était curieusement imprégné là, sur le petit écran, plus réel encore que la date de leurs visas.

Là-bas, loin là-bas, c'était l'été indien.